Jules Brunet : travestissement et récupération d’une figure militaire européenne


Bien que les œuvres de fiction permettent parfois de redécouvrir une figure ou une partie oubliée de l’Histoire, l’aventure atypique du lieutenant français Jules Brunet qui a inspiré Hollywood pour le film Le Dernier Samouraï reste encore aujourd’hui peu connue auprès du grand public. Comment le cinéma américain a-t-il transfiguré l’histoire de ce militaire européen? Et de nos jours, quelle place occupe-t-il dans la construction d’une identité locale en France et au Japon ?

Sorti au cinéma durant l’année 2003, le film Le Dernier Samouraï produit par Edward Zwick dépeint l’aventure japonaise du capitaine américain Nathan Algren, un ancien combattant des guerres indiennes d’Amérique du Nord. Sa mission consiste à former l’armée impériale japonaise à l'utilisation d’armes et de tactiques modernes afin de supprimer les forces rebelles qui continuent à se battre pour préserver un Japon « traditionnel ». À la suite d’une confrontation avec ces rebelles, Algren se retrouve blessé et capturé par ses ennemis. Mais durant sa captivité, il découvre le mode de vie de ces samouraïs qu’il se met à apprécier et fait finalement le choix de les rejoindre pour se battre à leurs côtés. Bien que les épopées d’Algren et Brunet possèdent certaines caractéristiques communes, de nombreux points historiques sont néanmoins absents ou travestis de manière intentionelle.

 
Affiche du film "Les dernier samouraï" sorti en 2003.

La situation au Japon en 1866 : des tensions internes 

Le vrai Jules Brunet était un expert en artillerie originaire de Belfort, dont les hauts faits militaires lors de la guerre du Mexique lui ont valu d’être décoré de la Légion d’honneur par Napoléon III. En novembre 1866, il prend part à la première mission militaire française au Japon, afin de former l’armée du shogun Tokugawa à l'utilisation d'armes et de tactiques modernes.

Lorsque la troupe française pose les pieds au Japon, deux camps s’affrontent : d’un côté, le shogunat Tokugawa qui contrôle toute la sphère politique et militaire, depuis plus de deux siècles. Et de l’autre, les fiefs rebelles de Chōshū, Satsuma et Tosa qui s’opposent à la présence des occidentaux sur le territoire japonais et qui souhaitent remettre l’empereur Meiji au centre de l’échiquier politique car celui-ci ne détient plus qu’un pouvoir symbolique et spirituel.


La mission militaire française avant son départ pour le Japon (1866). Jules Brunet est le second à partir de la droite, en position assise.

En effet, depuis le milieu du XVIe siècle, de nombreuses tentatives étrangères d’incursions ont eu lieu au Japon, à la fois pour faire du prosélytisme chrétien, mais aussi pour conquérir de nouveaux territoires et effectuer des échanges commerciaux. Préoccupé par cette situation, le régime shogunal Tokugawa décide d’imposer une politique de protection extrême nommée sakoku («pays cadenassé») qui consiste notamment à limiter le nombre de ports ouverts aux étrangers, à bannir tous les étrangers du territoire et à interdire aux japonais de revenir ou de quitter le pays, sous peine de mort. Cependant, le pays n’est pas totalement fermé au monde puisque le commerce continue avec les autres pays asiatiques et avec les hollandais qui ont réussi à gagner la confiance du shogunat en limitant leur prosélytisme religieux, contrairement à leurs voisins européens.

Les hollandais vont justement conseiller aux autorités japonaises d’éviter les conflits avec les puissances occidentales, par peur que le Japon ne subisse le même sort que la Chine durant la guerre de l’Opium. Le shogunat décide alors d’atténuer les dispositions des décrets de fermeture du pays et signe différents traités qui vont par la suite être révisés et de plus en plus en faveur des occidentaux, ce qui déplaît fortement aux partisans de la restauration impériale qui considèrent que le shogun Tokugawa Yoshinobu se plie trop facilement aux exigences des occidentaux. Se sentant incapable de contenir la forte pression des réformistes, il abandonne son titre de shogun et rend le pouvoir à l’empereur.

Deux mois plus tard, l’armée impériale s’empare du palais impérial et la restauration impériale est proclamée. Suite à ces agissements, le shogun qui avait accepté cette restauration est inquiet et souhaite revenir sur sa décision. Il envoie alors ses troupes vers Kyoto, accompagnées par Brunet. Mais le 27 janvier 1868, un contentieux éclate entre l’armée du shogunat et les forces impériales : c’est le début de la guerre de Boshin

Carte des principales batailles de la guerre de Boshin (1868-1869)

Malgré une formation intense transmise par les militaires français aux troupes du shogunat pendant plus d'un an, celle-ci n’était pas suffisante face à l’armée de l’empereur, soutenue dans sa modernisation par l’armée britannique. La France, jusqu’ici fidèle au shogun Tokugawa, adopte finalement une position neutre afin de préserver à tout prix ses intérêts avec le Japon. La plupart des militaires français se retirent du pays, sauf le capitaine Brunet qui annonce sa démission de l’armée française et refuse de quitter l’archipel. Il adresse une lettre à Napoléon III dans laquelle il lui précise son intention de continuer à se battre aux côtés des troupes japonaises qu'il a entraîné.

Avec quelques français et d’autres frères d’armes, Brunet et l’amiral Enomoto Takeaki s’installent dans la forteresse de Goryōkaku, sur l’île d’Ezo (actuellement Hokkaido) afin d’organiser leur lutte contre l'État impérial japonais. Ils fondent la République indépendante d’Ezo, présidée par Enomoto qui prend le titre de Gouverneur général. Brunet obtient un rôle important puisqu’il devient son conseiller proche et organise la défense et l'instruction des soldats. Quelques mois plus tard, l’armée impériale qui est soutenue par les canonniers anglais parvient à s’emparer de la ville de Hakodate. Brunet assiste impuissant à la défaite de ses troupes durant la dernière grande bataille de la guerre de Boshin, puis est évacué à bord d’un navire français, le Coëtlogon. Il rentre alors en France. Cette victoire de l'Empereur marque la fin du shogunat et l’amiral Enomoto sera contraint de se rendre face aux forces impériales.

 Jules Brunet à Ezo (1869)

Suite à la fuite de Brunet et de son retour en France après la fin de la guerre de Boshin, les autorités japonaises ont toutefois réclamé à l’armée française son arrestation. Pour ne pas envenimer les relations diplomatiques franco-japonaises, il a donc été suspendu, mais très vite réhabilité afin de participer à la guerre de 1870, face à la Prusse. Pendant ce temps, l’amiral Enomoto qui a été gracié devient ministre de la marine impériale japonaise. Grâce son influence, le gouvernement impérial pardonnera non seulement les actions de Brunet, mais des médailles lui seront même décernées, dont le prestigieux Ordre du Soleil Levant.

Un héros américain hollywoodien qui n’a jamais existé 

Le Dernier Samouraï est un film de divertissement qui traite de l’histoire, mais qui modifie la nationalité du personnage principal et réécrit une grande partie de cette guerre dans le but de fabriquer un nouvel héros américain. Cette œuvre cinématographique révèle une fois de plus le phénomène d’américano-centrisme très présent dans les œuvres de fictions américaines qui ont tendance à valoriser la culture américaine en nationalisant toutes les choses étrangères considérées comme intéressantes. Elles sont ensuite ré-utilisées par les créateurs américains de manière à spectaculariser leur histoire et la réinventer afin de renforcer leur propre identité nationale.

La mémoire collective est malléable et est influencée de manière significative par le temps qui passe. Elle change pour s'adapter à de nouveaux modes de pensées plus contemporains et les choses ne sont donc pas toujours représentées ou rappelées comme elles l’étaient réellement. Le cinéma peut justement jouer un rôle dans la construction d’une mémoire collective. Il permet d’offrir au grand public une meilleure prise de conscience de l’histoire. Ceci est d’autant plus vrai lorsque le sujet mis en lumière concerne une partie peu connue de l'histoire ou rarement traitée dans les médias populaires, comme c’est le cas pour la restauration de Meiji. Ce travestissement des faits historiques empêche donc l’activation du processus de remémoration historico-patrimonial par le cinéma.

Dans Le Dernier Samouraï, certaines vérités historiques importantes sont complètement effacées pour se concentrer essentiellement sur la relation entre le Japon et les États-Unis, qui n’ont d’ailleurs participé en aucune manière à la guerre de Boshin. Malgré le succès de ce film au box-office international, celui-ci a peu contribué à élargir la connaissance du rôle de la France et de la Grande-Bretagne dans la modernisation de l'armée japonaise et la participation de Jules Brunet dans la guerre de Boshin auprès du public international. De plus, ces deux grandes puissances militaires européennes possèdent un passé historique très riche et cet évènement n’apparaît pas comme assez important pour figurer dans les programmes de l'enseignement secondaire en Europe

Une mémoire qui vit encore au Japon 

Néanmoins, le rôle de Jules Brunet et des différentes nations européennes impliquées dans la guerre civile de Boshin sont étudiés et appris à l’école par les jeunes japonais car la restauration de Meiji est un moment clé et surtout, le premier événement de l’histoire japonaise à être si étroitement lié à la politique internationale. 

Le romancier Sato Kenichi qui a écrit plusieurs ouvrages basés sur l'histoire de l'Europe et de la France est notamment l’auteur du livre intitulé La Mission (2015) qui décrit de manière romancée la guerre de Boshin à travers le point de vue de Jules Brunet. Son personnage est également représenté dans la série d’animation japonaise intitulée Bakumatsu kikansetsu irohanihoheto (2006). Ces œuvres de fiction démontrent quant à elles une certaine volonté de la part des japonais d’entretenir cette mémoire et faire connaître l’histoire exceptionnelle de Jules Brunet.

 Couverture du roman La Mission écrit par Sato Kenichi (2015)

Particulièrement doué en dessin, Brunet était également correspondant pour l'hebdomadaire français Le Monde illustré. Il a réalisé diverses illustrations durant son séjour nippon. À Shiogama, tout près du sanctuaire shinto de la ville, se trouve un monument qui lui est dédié et sur lequel est affiché l’un de ses croquis intitulé Les escaliers du temple représentant l’avenue du sanctuaire shinto de Shiogama. 

Une note explicative disposée à côté de cette illustration détaille le contexte dans lequel elle a été réalisée: au moment où Enomoto et lui ont fui Edo pour rejoindre l’île d’Ezo, ils ont fait escale dans cette ville durant un mois afin de réparer leur matériel et de se ravitailler. Brunet en a donc profité pour découvrir les alentours et réaliser quelques dessins.

Stèle dédiée à Jules Brunet , dans la ville de Shiogama.

Les autorités locales élaborent un processus qui vise à rendre exotique leur propre ville, leur propre pays et leur propre culture en mettant en avant le fait qu’il s’agit du premier dessin de la ville de Shiogama réalisé par un étranger. En empruntant le regard supposé du visiteur étranger, les habitants de cette localité peuvent alors redécouvrir leur propre ville de manière différente, avec un intérêt nouveau. Grâce à cet auto-exotisme, Shiogama acquiert alors un caractère exceptionnel et une spécificité lui permettant d’affirmer son identité locale. Enfin, comme indiqué sur la note, cette illustration constitue« un matériel local précieux pour les relations entre le Japon et la France.» 

Le travestissement et la récupération de Jules Brunet par le cinéma hollywoodien et le Japon démontrent qu’une figure historique oubliée de la mémoire française et européenne peut néanmoins posséder un intérêt et être réutilisée par des pays éloignés de l’Europe dans le but de participer au processus de construction de leur propre identité nationale ou locale. 

En France, bien que le musée d'Histoire de Belfort offre des visites théâtralisées de l’aventure japonaise du natif de cette commune du Haut-Rhin, les occasions de découvrir Brunet sont rares malgré son histoire incroyable pour l’époque. Entretenir la mémoire de cette figure locale pourrait notamment commencer par donner son nom à une rue de Belfort. Il pourrait également être intéressant de développer d’autres initiatives à l’échelle nationale et européenne afin de faire connaître auprès du grand public le rôle des différents pays européens impliqués dans la guerre de Boshin.


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