[Écriture] Assasinat (critique de film)

 



Masahiro Shinoda est un réalisateur de films japonais né en 1931, à Gifu. Au début des années soixantes, il se fait engager par le studio Shōchiku et deviendra une figure centrale de la Nouvelle Vague japonaise. Il s’intéresse d’abord à des sujets contemporains comme la jeunesse et la tourmente culturelle et politique du Japon des années 1960, puis se démarquera par ses jidai-geki (dramas historiques), et plus tard ses films de yakuza et son intérêt pour le kabuki.

暗殺 (Assassinat) est un jidai-geki réalisé en 1964, à une période où des récits flous et contradictoires circulent encore sur la guerre du Pacifique et où le peuple japonais se demande à qui attribuer ces atrocités. Adapté d’un roman de Ryotaro Shiba et basé sur des évènements historiques réels, ce film devint le testament de Shinoda face à cette incertitude. Le récit prend place durant le Bakumatsu et s'attache au personnage historique de Hachiro Koyakawa, un ishin shishi ayant tué un policier, mais relaxé par le seigneur Matsudaira qui pense l’utiliser pour créer une brigade de rōnin afin de rétablir l’ordre. Koyakawa reste aussi intelligent, froid, manipulateur et ambitieux qu’il ne l’était dans la vie réelle, mais Shinoda ajoute à son personnage une certaine dimension émotionnelle : sa loyauté est hésitante, il a peur de tuer et dépend émotionnellement d’une femme. Cette personnalité difficile à cerner l’est d’autant plus que son passé nous est présenté sous forme de flashbacks tout au long du film, grâce aux témoignages de personnages pro-empereur ou pro-shogunat. La caméra se fige dans le temps lors de certaines de ces scènes, comme pour cristalliser l’essence de Kiyokawa en capturant des moments clés définissant sa vie.

Kiyokawa est le candidat idéal pour Shinoda puisqu’à travers ses hésitations, le réalisateur va chercher à démontrer les problèmes de revendication de la vérité historique et la dangerosité de glorifier et politiser la vie humaine pour n’en montrer qu’une seule facette: celle qui a pu servir à soutenir ou nuire aux structures du pouvoir. Shinoda (bien qu’également complice puisqu’il va modifier certains événements historiques) veut révéler la pluralité des expériences de la vie de ces hommes historiques pour faire comprendre au public que malgré leurs défauts moraux, ils ont pu guider une partie de la société et servir à illustrer certaines valeurs de l'identité japonaise.

Ce fut le cas durant l'ère brutale du Bakumatsu et lors du bouleversement de la fin de la guerre du Pacifique, périodes marquées par la montée de la démagogie sur le respect de la dignité humaine. D’après Shinoda, ces deux « révolutions » ont servi d’exemple en termes d'inefficacité à changer les relations de pouvoir du Japon, car : «qu'il s'agisse d'un régime militariste ou impérial, il n'y a pas de véritable changement.» Ce point de vue est présent dans Assassinat par les hésitations de Kiyokawa qui brouillent la distinction entre l'ancien et le nouveau pouvoir et dans son incapacité à restructurer de manière significative la société, mais aussi vers la fin du film où l’on nous montre un fonctionnaire du shogunat portant le chonmage mais vêtu d'un uniforme militaire français.

Shinoda, éduqué dans l’idéologie militariste, gardera une méfiance à l’égard de l'autorité et la nature immuable du caractère national suite à la capitulation du Japon en 1945 et la relégation de l’empereur, autrefois divin, au statut de mortel. Cela pourrait expliquer l’importance de ses tentatives d’humaniser des figures historiques populaires, comme en témoigne son traitement de Kiyokawa. Ces valeurs de servitude et de glorification seront convoqués dans le waka composé par Kiyokawa où il met en évidence la culture du bushidō et la violence masochiste valorisée comme étant la raison d'être des samouraïs, indiquant vouloir une mort noble. Le réalisateur voit en Sasaki Tadasaburo, celui qui sera chargé d’assassiner Kiyokawa, la même la résolution et le même esprit absolutiste, qu'il reconnaît aussi en Yamaguchi Otoya, un ultranationaliste qui a assassiné le leader du Parti socialiste japonais Asanuma Inejirō à la télévision en direct en 1960 et qui se considérait comme un "vrai croyant" mort pour l'Empereur. Le film Assassinat incorpore des prises de vue à main levée, obligeant le spectateur à prendre le point de vue de l’assassin, Sasaki, corrélant ainsi notre vision avec l’intérêt politique des Tokugawa. Malgré l’accomplissement de sa tâche, Sasaki restera le soldat d’une cause perdante, connu de l'histoire seulement comme un meurtrier.

Shinoda veut résister à ce qui semble imprégner l'imaginaire japonais d'après-guerre, entre l'absolutisme d'un côté et le nihilisme de l'autre. Plutôt que d'argumenter pour le nihilisme comme une réponse naturelle à la défaite du Japon en 1945, ses œuvres montrent plutôt la conséquence d’une lutte pour affirmer son humanité dans une société qui réaffirme inlassablement sa «japonéité». Ces gestes désespérés de dévouement à l'autorité culturelle et politique calqués sur une conduite paraissant lointaine sont pourtant encore de nos jours très actuels comme en témoigne de nombreux suicides ou tout récemment, la mort d’une journaliste japonaise par karōshi. Aux yeux de ce cinéaste, ces gestes lui inspirent de la pitié plutôt qu’une sorte de beauté inspirante.

En choisissant le cas du Bakumatsu, Shinoda veut nous faire reconnaître la valeur des récits culturels comme symbole des désirs humains et leur nature subjective. Il tient à nous transmettre l’idée qu’il ne faut pas vivre dans une dévotion nostalgique lié à un imaginaire ayant peu de rapport avec la crise contemporaine, ni dans un rejet angoissé ou réactionnaire mais en reconnaissant le potentiel de la démocratie ainsi que les bases matérielles et humaines qui structurent la politique et la société japonaise.

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